Crise en France - Je l'avais écrit avant 2001
LE procureur général Blum parcourait sans vraiment le lire le dernier numéro de l’Express. Convoqué de bonne heure Place Vendôme, il se demandait pour quelle raison on l’avait tiré du lit à cinq heures du matin. Le journal relatait les événements de Brasilia et, bien entendu, de l’attentat dont l’une des victimes était son ami, Simon Natash. D’ailleurs, si un Français n’avait pas été impliqué dans l’affaire, il y avait fort à parier que la presse parisienne n’y aurait pas manifesté un aussi grand intérêt. Le procureur referma le journal et le reposa sur la desserte. Il se carra dans le grand fauteuil acajou tapissé de velours pourpre. Le couloir servant de salle d’attente avait été complètement réaménagé, deux fauteuils et un canapé à oreilles accueillaient les visiteurs ; les œuvres modernes, tableaux et tapisseries, qu’appréciait l’ancien ministre, avaient été remplacées par des créations de facture Régence, principalement des scènes de chasse ou des parties de campagne. Ce choix dénotait du goût plutôt classique voire cynégétique de l’actuel locataire des lieux, que le procureur connaissait bien pour y avoir été invité, chaque année, lors de la présentation des voeux du nouvel an. Ainsi, chaque ministre apportait, à son tour, à l’endroit sa propre touche, suivant sa culture ou sa sensibilité.
Après avoir laissé vagabonder son esprit, Blum recolla au présent. Il avait les yeux encore gonflés de sommeil, et sa mine des mauvais jours. Cette entrevue ne présageait rien de bon. Un ministre recevait rarement, sans raison valable, un procureur général à la retraite, un dimanche matin de surcroît. Blum passa en revue tous les motifs envisageables.
Nonobstant les bouleversements politiques, il était resté fidèle aux principes de son ancienne charge. Certes, il n’adhérait pas totalement aux idées de la majorité actuellement en place, mais son devoir primait sur ses idéaux, parfois même sur ses amitiés. Ainsi, seule la reconnaissance l’avait conduit à protéger Natash, lors des instructions judiciaires ouvertes contre lui. Encore qu’il ne s’était contenté que de prévenir plutôt que d’intervenir. Déontologie exige. Malgré tout, ses ennemis auraient pu, s’ils en avaient eu connaissance, utiliser ces faveurs pour l’homme d’affaires afin d’entraver sa carrière de magistrat. Or, Blum avait bénéficié jusque là d’une bienveillance opportune de ses pairs, des journalistes et des politiques. Et, en cette matinée d’octobre, le procureur se sentait mal à l'aise. La victoire de Patrie & Nation aux dernières élections avait révélé au grand public de nouveaux visages. Ces inconnus, pour la plupart, avaient pris les rênes de l’État dans un climat de stupeur et de révolte. Appartenant au cercle intime du Légionnaire, Georges Bertin, le Garde était un homme réputé pour son franc parler, et d’aucuns redoutaient ses positions sur le rétablissement de la peine de mort. Il ne s’en était pas caché. À l’occasion d’une interview, il avait même affirmé qu’il déposerait un projet de loi en ce sens au Parlement.
L’intervention souleva un tel tollé dans la presse que le gouvernement avait dû, par la bouche de son porte-parole, relativiser ces propos. La période était au chaos, autant pour les pessimistes que pour les réalistes. L’opinion publique s’interrogeait sur l’avenir du pays. Jamais, le doute n’avait été aussi profond.
Régulièrement, dans les cités HLM de Paris ou de province, des bandes de jeunes incendiaient des voitures et cassaient des boutiques, saccageant des bus, agressant contrôleurs, machinistes et policiers. Acte isolé ou action concertée, chacun y allait de son interprétation.
De son côté, l’opposition, toutes tendances confondues et réduite à la portion congrue au Palais Bourbon, menait une guérilla procédurale, lors des sessions parlementaires, bloquant votes et débats par des amendements à outrance. En représailles, le Président de la République menaçait d’utiliser les pleins pouvoirs de la constitution comme lors du putsch d’Alger. Loin de calmer les esprits, cette attitude exacerba les passions. Et des émeutes éclatèrent çà et là ; celle des chômeurs, déçus par les promesses de tous bords ; celle des retraités en colère, séduits par les thèses sécuritaires ; celle des commerçants écrasés de charges ; et enfin celle des étudiants. Le mécontentement touchait tant les partisans que les adversaires de la nouvelle classe dirigeante. En haut lieu, on ramena les événements à des manœuvres suicidaires de l’opposition. Rien n’y fit. La sanction tomba d’elle même, inévitablement. Sur les chaînes nationales, le Président annonça qu’il recourait à l’article 16 de la Constitution.
La presse fut censurée par décret. La télévision et la radio passèrent sous le contrôle du Ministère de l’Intérieur. Le délit d’opinion fut rétabli. Les syndicats protestataires furent interdits et leurs dirigeants arrêtés. Toute manifestation, grève, réunion publique ou conférence fut soumise à autorisation spéciale de la Préfecture, du Ministère de l’Intérieur et de la Présidence de la République. En réalité, l’autorisation était soumise à une liste non exhaustive de conditions toutes aussi draconiennes les unes que les autres, ce qui, en pratique, transformait la soi-disant autorisation en interdiction déguisée.
Quelques juristes dénoncèrent le principe pour la forme. Mais cela constituait un combat d’arrière-garde, perdu d’avance de toute façon.